T1303/18 - Quand la perte du droit de priorité entraîne la perte du brevet
Lors des extensions sous priorité, il est courant d’enrichir le texte pour inclure les développements effectués depuis le premier dépôt. Cependant, il faut veiller à ne pas changer la définition de l’invention, surtout si comme ici, des divulgations intermédiaires ont eu lieu, au risque de perdre l’immunité normalement procurée par le droit de priorité, et donc le brevet.
Un brevet européen a été délivré à UCB pharma, et pas moins de sept oppositions ont été formées à l’encontre de ce brevet. La division d’opposition a décidé de révoquer le brevet, et le titulaire a formé un recours, portant le N° d’affaire T1303/18. Le brevet en cause revendique une forme (II) polymorphe de la Rotigotine utilisée pour fabriquer des médicaments pour traiter ou soulager les symptômes de la maladie de Parkinson et d'autres troubles liés à la dopamine.
La question de la priorité a été cruciale, car le titulaire a rendu accessible au public des patchs neupro ® avec la forme (II) polymorphe de la Rotigotine entre la date de priorité du 28.11.2007 et la date de dépôt du brevet européen du 28.11.2008.
Le droit de priorité est valable pour la même invention
L’invention revendiquée est la suivante :
1. Forme (II) polymorphe de la Rotigotine ((-)-5,6,7,8-tétrahydro-6-[propyl-[2-(2-thiényl)éthyl]-amino]-1-naphtalénol) ayant au moins l'un de
- un spectre de diffraction de poudre aux rayons X comprenant des pics aux angles en degrés 2θ suivants (± 0,2) : 12,04, 13,68, 17,72 et 19,01, mesurés par la raie Kα pour le Cu (1,54060 Å) ;
- un spectre Raman comprenant des pics aux nombres d'onde suivants (± 3 cm-1) choisis parmi : 226,2, 297,0, 363, 9, 710,0, 737, 3, 743, 3, 750, 8, 847, 3, 878, 3, 1018, 7, 1075,6, 1086,2, 1214,3, 1255,1, 1278,2, 1330,7, 1354,3 et 1448,7 ;
- un pic à l'analyse calorimétrique différentielle ayant un Tonset à 97°C ± 2°C mesuré à une vitesse de chauffage de 10° /min ;
- un point de fusion de 97°C ± 2°C.
On retiendra que la revendication 1 précise que la tolérance appliquée à la mesure des pics du spectre de diffraction aux rayons X est de ± 0,2, et que la tolérance appliquée à la mesure des pics du spectre Raman est de ± 3 cm-1.
Pour référence immédiate, le brevet en cause revendiquait deux priorités déposée le même jour en Europe et aux Etats-Unis, et au contenu identique. Chaque demande de priorité revendiquait :
- Forme (II) polymorphe de la Rotigotine ((-)-5,6,7,8-tétrahydro-6-[propyl-[2-(2-thiényl)éthyl]-amino]-1-naphtalénol) caractérisée par l'un quelconque, deux quelconques, trois quelconques, quatre quelconques ou plus des pics de diffraction des rayons X de la poudre comprenant, mais sans s'y limiter : 12,04, 12,32, 12,97, 13,68, 17,13, 17,72, 19,01, 20,40, 20,52, 21,84, 21,96, 22,01, 22,91 et 22,96 ± 0,1 (°2θ).
- Forme (II) polymorphe de la Rotigotine selon la revendication 1, caractérisée en outre par son spectre Raman comprenant des pics principaux aux nombres d'onde suivants (cm-1) : 226,2, 297,0, 710,0, 737,3, 743,3, 750,8, 847,3, 878,3, 1018,7, 1075,6, 1086,2, 1214,3, 1255,1, 1330,7, 1354,3 et 1448,7 ± 1 cm-1.
On retiendra que la revendication 1 précise que la tolérance appliquée à la mesure des pics du spectre de diffraction aux rayons X est de ± 0,1, et que la revendication 2 précise que la tolérance appliquée à la mesure des pics du spectre Raman est de ± 1 cm-1.
La question de la validité de la priorité a été examinée en détail, et la chambre de recours est arrivée à la conclusion que l’invention revendiquée dans le brevet européen en cause n’était pas divulguée dans les documents de priorité.
L’invention revendiquée diffère de l’invention divulguée dans les documents de priorité
Un premier problème concerne le passage de 14 pics du spectre de diffraction aux rayons X dans les documents de priorité à quatre pics dans le brevet en cause. Il aurait fallu faire une double sélection. En outre, la tolérance de mesure de ces pics a été doublée dans le brevet en cause, si bien qu’un pic couvert par la revendication 1 du brevet n’est pas forcément couvert par la revendication 1 des documents de priorité. La Chambre de Recours conclut que définition de l’invention a changé !
Un deuxième problème (similaire au premier) concerne le spectre Raman : deux pics ont été ajoutés et aussi la tolérance de mesure a été multipliée par trois. Là encore, la Chambre de Recours conclut que définition de l’invention a changé !
Le brevet est antériorisé par la propre divulgation du breveté
En conséquence, la priorité est considérée perdue, l’usage antérieur (la mise à disposition du public des patch neupro ® avec la forme (II) polymorphe de la Rotigotine par le titulaire lui-même) détruit effectivement la nouveauté de la revendication 1, et la décision de révoquer le brevet devient définitive.
On peut aussi noter que le titulaire a tenté dans cette affaire de faire porter la charge de la preuve quant à la non-validité de la priorité sur les épaules des opposants. La Chambre de Recours refuse et rétorque au contraire que d’une part et d’une manière générale, le titulaire est responsable de la validité de la priorité, et d’autre part, dans cette affaire particulière, la perte du droit de priorité est causée par des modifications apportées par le titulaire lui-même. En conséquence, c’est bien au titulaire de prouver que la priorité est valide.
On peut encore noter que le titulaire a tenté de faire jouer la notion de priorité partielle pour se sortir de ce mauvais pas, mais ses arguments, soumis lors du recours seulement, n’ont pas été admis dans la procédure car jugés tardifs selon le règlement de procédure des chambres de recours.
Comment rédiger les demandes de brevet déposées sous priorité ?
On peut retenir de cette affaire complexe qu’il faut toujours garder à l’esprit que lors d’un dépôt sous priorité, on peut bien sûr ajouter des mises en œuvre résultant des travaux effectués dans l’année écoulée, mais il faut se garder d’élargir ou de changer la portée de l’invention, surtout si une divulgation a été effectuée dans l’année de priorité… Comme le démontre ce cas, l’issue peut être fatale.
Cyrille Poindron, Conseil en Propriété Industrielle en Brevets et Directeur du Département Mécanique, Novagraaf Suisse