Interprétation des revendications : la parole à la Grande Chambre (G1/24)

By Marion Bénetière,

Pour recevoir une fois par mois, les derniers articles rédigés par les experts Novagraaf, cliquez ici

En juillet dernier, la Chambre de recours technique 3.2.01 de l’OEB a saisi la Grande Chambre de recours sur la question de l’interprétation des revendications, suite à la décision intermédiaire rendue le 24 juin 2024, dans l'affaire T439/22. Marion Bénetière vous en dit plus.

La Grande Chambre de recours est la plus haute autorité juridictionnelle du système juridictionnel indépendant de l'Office Européen des Brevet (OEB) et elle est chargée d'assurer l'application uniforme de la Convention sur le Brevet Européen (CBE).  

Cette question de l’interprétation des revendications s’est posée de façon problématique à l’occasion du recours dirigé contre la décision de la division d'opposition rejetant l'opposition formée par la société Yunnan Tobacco International Co., Ltd. contre le brevet européen n° 3 076 804 détenu par la société Philip Morris Products S.A.  

L’affaire

Le litige portait sur le brevet européen n° 3 076 804 relatif à un article de génération d’aérosol chauffé (utilisable dans des dispositifs électroniques comme les e-cigarettes), dont la revendication principale, telle que délivrée se lit comme suit :

  • "(a) Article de génération d'aérosol chauffé destiné à être utilisé avec un dispositif de génération d'aérosol à fonctionnement électrique comprenant un élément de chauffage
  • b) l'article de génération d'aérosol comprenant un substrat formant aérosol
  • c) dans lequel le substrat formant aérosol comprend une feuille froncée de matériau formant aérosol entouré par une enveloppe
  • (d) entouré radialement par une feuille froncée de matériau thermoconducteur, l'enveloppe étant la feuille de matériau thermoconducteur qui agit comme une barrière de flamme thermoconductrice pour propager la chaleur et atténuer le risque d'allumage du substrat formant aérosol lorsqu'un utilisateur applique une flamme à l'article de génération d'aérosol."

Le désaccord concernait l'interprétation de l'expression "feuille froncée" figurant dans la caractéristique c) de la revendication principale.

L’opposante estimait que ce terme, interprété à la lumière de la description du brevet, notamment du paragraphe [0035] reproduit ci-après, incluait les feuilles de tabac enroulées décrites dans l’art antérieur (en particulier D1), rendant ainsi l’invention non nouvelle :

« [0035] As used herein, 'gathered' denotes that the sheet of tobacco material is convoluted, folded, or otherwise compressed or constricted substantially transversely to the cylindrical axis of the rod. » (en français, : «Tel qu’utilisé dans le présent document, le terme « froncé » désigne une feuille de matériau de tabac qui est convolutée, pliée ou autrement comprimée ou resserrée sensiblement transversalement à l’axe cylindrique de la tige »  )

La titulaire soutenait au contraire que ce terme avait une signification bien établie dans l'industrie du tabac (feuille pliée), excluant les feuilles enroulées et que les documents de l’état de la technique cités (notamment D1) ne divulguaient pas cette caractéristique clé. L’invention revendiquée était donc nouvelle.

La division d’opposition a suivi l’avis de la titulaire et considéré qu’il n’était pas nécessaire de s’appuyer sur la description du brevet (et notamment le paragraphe [0035]) pour interpréter ce terme. Elle a donc décidé que l’invention était nouvelle et inventive au vu de l’enseignement des documents cités et que le brevet pouvait être maintenu tel quel.

En résumé, dans cette affaire, si on considérait la signification habituelle du terme "feuille froncée" dans l'état de la technique, l'objet de la revendication 1 était nouveau, tandis que si on interprétait le terme de façon plus large compte tenu de la définition au paragraphe [0035] du brevet, l'objet de la revendication 1 était dépourvu de nouveauté.

Une divergence jurisprudentielle

La Chambre de recours a constaté qu’il existait une divergence jurisprudentielle au sein des Chambres de recours sur l’interprétation des revendications, en particulier sur le rôle de la description dans cette interprétation, autour des trois points suivants :

  • Application de l’Art. 69 CBE et son protocole d'interprétation à l’analyse de la brevetabilité, ou seulement à celle du champ de protection

Rappelons que dans la CBE, l’interprétation des revendications de brevet est régie par l’Art. 69 CBE qui dispose, dans son premier alinéa, que l'étendue de la protection conférée par le brevet européen ou par la demande de brevet européen est déterminée par les revendications, la description et les dessins servant toutefois à interpréter les revendications.

Lui est associé un protocole interprétatif qui précise dans son Article premier que « L’Art. 69 ne doit pas être interprété comme signifiant que l'étendue de la protection conférée par le brevet européen est déterminée au sens étroit et littéral du texte des revendications et que la description et les dessins servent uniquement à dissiper les ambiguïtés que pourraient recéler les revendications. Il ne doit pas davantage être interprété comme signifiant que les revendications servent uniquement de ligne directrice et que la protection s'étend également à ce que, de l'avis d'un homme du métier ayant examiné la description et les dessins, le titulaire du brevet a entendu protéger. L’Art. 69 doit, par contre, être interprété comme définissant entre ces extrêmes une position qui assure à la fois une protection équitable au titulaire du brevet et un degré raisonnable de sécurité juridique aux tiers. ».

D’après une première ligne jurisprudentielle classique, les articles 69 CBE et son protocole interprétatif servent non seulement à définir l’étendue des droits conférés par un brevet délivré (art. 64 CBE), mais aussi à interpréter les revendications de la demande de brevet, lesquelles définissent l’objet de la protection demandée (Art. 84 CBE), afin d’évaluer si l’invention est nouvelle (Art. 54 CBE) et implique une activité inventive (Art. 56 CBE).

En revanche, une autre ligne jurisprudentielle (par exemple T1473/19 et T169/20), fondée sur la décision G2/88 de la Grande Chambre de recours, considère que ces dispositions s’appliqueraient essentiellement aux modifications des revendications post-délivrance pour vérifier qu’elles n’étendent pas la portée de la protection (art. 123(3) CBE), et non à l’analyse de la brevetabilité.

  • Recours systématique à la description, ou seulement si le texte de la revendication est ambigu

Certaines décisions (par exemple, T620/08) utilisent la description comme outil systématique, tandis que d’autres (par exemple T169/20, T1473/19, T111/22) défendent le principe de « primauté des revendications », n’utilisant la description qu’en cas d’ambiguïté des revendications.

  • Utilisation de la description du brevet comme son propre dictionnaire

Selon une ligne jurisprudentielle contextuelle, illustrée notamment par les décisions T620/08, T1671/09 et T367/20, la description d’un brevet pourrait être utilisée comme un "dictionnaire interne" pour interpréter les revendications, même lorsque les termes semblent clairs, afin d’en garantir une lecture cohérente dans le contexte technique de l’invention.

Certaines décisions, comme T409/91, T2589/11 et T190/99, vont plus loin en affirmant que les revendications doivent être interprétées de manière à éviter des contradictions avec la description, voire corrigées implicitement si nécessaire pour refléter l’intention technique claire de l’invention.

La saisine de la Grande chambre de Recours

La Chambre de recours a estimé que cette divergence de la Jurisprudence ne permettait pas une application uniforme du droit des brevets en Europe pour l’interprétation des revendications par l’OEB et par les juridictions nationales/multinationales, portant atteinte aux principes de protection équitable et de sécurité juridique.

Elle a jugé que seule la Grande Chambre de recours pouvait trancher de manière définitive ces questions et restaurer l’unité de la jurisprudence.

Avec l’accord des parties au recours, elle a donc posé les trois questions suivantes à la Grande Chambre de Recours :

  1. L'article 69(1) CBE et son protocole interprétatif doivent-ils être appliqués à l'interprétation des revendications de brevet lors de l'appréciation de la brevetabilité ?
  2. Peut-on consulter la description et les figures pour interpréter les revendications, même si celles-ci sont claires ?
  3. Peut-on écarter une définition figurant dans la description lors de l’interprétation des revendications ? Et si oui, dans quelles conditions ?

Une clarification attendue

Comme nous vous l’avions annoncé en juillet dernier, l'OEB a décidé de poursuivre les procédures d'examen et d'opposition en cours jusqu’à la décision finale de la Grande Chambre de recours, en appliquant les pratiques établies, telles qu’énoncées dans les directives relatives à l'examen pratiqué à l'OEB.

Nul doute que cette décision sera très attendue par l’ensemble des acteurs du système du brevet européen. Pour les praticiens, il est essentiel de pouvoir s’appuyer sur des critères clairs et prévisibles, tant pour la rédaction des demandes de brevet que pour la gestion des procédures d’opposition, de contentieux, ou encore pour accompagner leurs clients dans leurs choix stratégiques. De leur côté, les titulaires de brevets et les entreprises innovantes ont besoin d’une sécurité juridique renforcée, condition indispensable pour investir, négocier des licences en toute confiance, et faire valoir efficacement leurs droits.

Marion Bénetière, Conseil en Propriété Industrielle en Brevets, Novagraaf, France

Latest news

欲知详情,请联系我们