Arrêt Santen : une nouvelle application thérapeutique ne permettra plus l’obtention d’un nouveau CCP
Le certificat complémentaire de protection (CCP) est un outil essentiel de protection des inventions pour l’industrie pharmaceutique. Il sert en effet à compenser, au moins en partie, le temps nécessaire à l’obtention de l’autorisation de mise sur le marché (AMM) des médicaments, qui peut rogner sur la durée effective du brevet protégeant le médicament. Le CCP prend le relai du brevet à l’expiration de celui-ci, pour une durée maximale de 5 ans.
Depuis l’arrêt Neurim (CJUE, C-130/11), en 2012, un CCP pouvait être obtenu pour un médicament ayant déjà obtenu un CCP, dès lors que ce médicament obtenait une nouvelle AMM pour une nouvelle application thérapeutique.
Or, la Cour de justice de l'Union européenne (CJUE) a récemment rendu une décision dans le cadre d’une affaire très suivie par les acteurs du secteur de la pharmacie (« arrêt Santen », C‑673/18).
Par cette décision, la Cour renverse sa jurisprudence issue de l’arrêt Neurim en affirmant qu’une nouvelle AMM ne peut pas être considérée comme étant la première AMM pour un médicament, lorsque celle-ci porte sur une nouvelle application thérapeutique d’un médicament qui a déjà fait l’objet d’une AMM pour une autre application thérapeutique.
La CJUE renoue ainsi avec sa pratique antérieure, issue des décisions C-31/03 (Pharmacia Italia), C431/04 (MIT) et C-2002/05 (Yissum Order).
I. Rappel des faits
Santen est un laboratoire pharmaceutique spécialisé en ophtalmologie. Il est titulaire du brevet européen no 057959306, déposé le 10 octobre 2005, qui protège notamment une émulsion ophtalmique dans laquelle le principe actif est la ciclosporine, un agent immunosuppresseur.
Santen a obtenu une AMM pour le médicament commercialisé sous le nom d’« Ikervis », dont le principe actif est la ciclosporine. Ce médicament sert à traiter la kératite sévère chez des patients adultes présentant une sécheresse oculaire qui ne s’améliore pas malgré l’instillation de substituts lacrymaux, provoquant une inflammation de la cornée.
C'est sur le fondement de ce brevet et de cette AMM que Santen a déposé, le 3 juin 2015, une demande de CCP à l’INPI (Institut National de la Propriété Industrielle) portant sur un produit dénommé « Ciclosporine pour son utilisation dans de traitement de la kératite ».
Après avoir été examinée, cette demande a été rejetée par le directeur général de l’INPI, au motif que l’AMM en cause n’était pas la première AMM pour la ciclosporine. En effet, il faut rappeler que l’article 3, sous d), du règlement (CE) no 469/2009 concernant le CCP pour les médicaments prévoit que, pour qu’un CCP soit délivré pour un produit, l’AMM du produit doit être la première AMM du produit, en tant que médicament.
Santen a formé un recours de cette décision de rejet devant la cour d’appel de Paris.
Ainsi saisie de l’affaire, la cour d’appel remarque que le directeur général de l’INPI et Santen s’opposent sur l’interprétation des notions d’« application différente du même produit » et d’« application [entrant] dans le champ de protection conférée par le brevet de base », retenues par la CJUE dans l’arrêt Neurim.
En effet, s’agissant de la notion d’« application différente » du même produit, le directeur général de l’INPI estime que cette notion doit être interprétée strictement, à savoir soit une indication relevant d’un nouveau champ thérapeutique, au sens d’une nouvelle spécialité médicale, par rapport à l’AMM antérieure, soit un médicament dans lequel le principe actif exerce une action différente de celle qu’il exerce dans le médicament ayant fait l’objet de la première AMM.
En revanche, Santen soutient que la notion d’« application [thérapeutique] différente », au sens de l’arrêt Neurim, doit s’entendre de manière large, en incluant non seulement des indications thérapeutiques et des usages pour des maladies différentes, mais encore des formulations, des posologies et des modes d’administration différents.
Or, dans le cas de l’arrêt Neurim, l’AMM antérieure était une AMM vétérinaire pour un produit, alors que l’AMM postérieure concernait un médicament à usage humain pour ce même produit. Ainsi, bien que cet arrêt ait ouvert la voie à la possibilité d’obtenir un CCP dans le cas d’applications nouvelles de principes actifs anciens, des incertitudes perduraient sur la portée de cet arrêt.
Dans le cas d’espèce, il s’agissait donc de trancher si les médicaments Ikervis et Sandimmun portent sur la même indication thérapeutique, à savoir le traitement de l’inflammation de certaines parties du globe oculaire, ou si au contraire leurs indications plus spécifiques (kératite vs. uvéite) permettait de justifier une « application différente ».
Devant cette incertitude quant à la portée de la décision Neurim, la CJUE a été invitée par la cour d’appel de Paris à répondre aux questions préjudicielles suivantes :
« 1) La notion d’“application différente”, au sens de l’[arrêt Neurim], doit-elle s’entendre de manière stricte, c’est-à-dire :
- être limitée au seul cas d’une application humaine faisant suite à une application vétérinaire ;
- ou concerner une indication relevant d’un nouveau champ thérapeutique, au sens d’une nouvelle spécialité médicale, par rapport à l’AMM antérieure, ou un médicament dans lequel le principe actif exerce une action différente de celle qu’il exerce dans le médicament ayant fait l’objet de la première AMM ;
- ou plus généralement, au regard des objectifs du [règlement nº 469/2009] visant à mettre en place un système équilibré prenant en compte tous les intérêts en jeu, y compris ceux de la santé publique, être appréciée selon des critères plus exigeants que ceux présidant à l’appréciation de la brevetabilité de l’invention ?
Ou doit-elle au contraire s’entendre de manière extensive, c’est-à-dire incluant non seulement des indications thérapeutiques et des maladies différentes, mais encore des formulations, posologies et/ou modes d’administration différents ?
2) La notion d’“application entrant dans le champ de protection conférée par le brevet de base”, au sens de l’[arrêt Neurim], implique-t-elle que la portée du brevet de base devrait concorder avec celle de l’AMM invoquée et, par conséquent, se limiter à la nouvelle utilisation médicale correspondant à l’indication thérapeutique de ladite AMM ? »
II. La décision de la CJUE
Faisant suite aux conclusions de l’Avocat général du 23 janvier 2020, la CJUE a articulé sa décision autour de plusieurs points :
La CJUE s’est tout d’abord penchée sur la signification du terme « produit », et a conclu, dans la lignée de la jurisprudence antérieure à l’arrêt Neurim, que le « fait qu’un principe actif, ou une combinaison de principes actifs, soit utilisé aux fins d’une nouvelle application thérapeutique ne lui confère pas la qualité de produit distinct dès lors que le même principe actif, ou la même combinaison de principes actifs, a été utilisé aux fins d’une autre application thérapeutique déjà connue » (soulignement ajouté).
Sur la notion de première AMM, la CJUE relève qu’une AMM pour une application thérapeutique d’un produit ne saurait être considérée comme la première AMM de ce produit en tant que médicament, au sens de l’article 3 d) du Règlement CCP, lorsqu’une autre AMM a été délivrée auparavant pour une application thérapeutique différente du même produit.
La CJUE met donc ainsi un terme aux débats portant sur l’interprétation de l’article 3 d) du Règlement CCP concernant la notion « d’application différente » d’un produit.
III. Conclusion
La décision de l’arrêt Santen vient donc mettre fin à plusieurs années d’incertitudes quant à la notion d’ « application différente » d’un produit au sens de l’arrêt Neurim, en opérant un revirement de cette jurisprudence.
Les déposants de CCP devront donc tenir compte de ce nouveau courant jurisprudentiel pour redéfinir leurs stratégies de protection des médicaments.
Lise Pascual-Luciani, Conseil en Propriété Industrielle, Brevets, Novagraaf, France.