De la propriété intellectuelle des inventions relatives à l’intelligence artificielle

Par Novagraaf Team,

Depuis quelques années, l'Intelligence Artificielle a fait un bon avec le déploiement massif des réseaux de neurones multicouches dans un large spectre d’applications industrielles.

L'Intelligence Artificielle est un sujet ancien qui regroupe des technologies très différentes les unes des autres visant à imiter des comportements cognitifs humains, ou, plus modestement, biologiques. L’idée n’est pas neuve et date, finalement, des débuts des mécanismes d’automatisation et de l’informatique, mais depuis quelques années, un bon a été fait avec le déploiement massif des réseaux de neurones multicouches dans un large spectre d’applications industrielles : assistants personnels, voitures autonomes, détection automatique de fraudes ou d’erreurs, traduction automatique, reconnaissance d’images, etc.

Les mécanismes de ces réseaux de neurones sont pourtant eux-mêmes anciens. Dès les années 1950 ou 1960, les bases étaient là et dans les années 1980, on savait déjà utiliser et entrainer les réseaux multicouches du type communément utilisé aujourd’hui. Toutefois, leurs déploiements  souffraient de l’insuffisance des infrastructures matérielles de l’époque pour une utilisation généralisée, et également, et peut être surtout, de l’insuffisance de données disponibles permettant leur entrainement.

Ce dernier point nécessite d’entrer brièvement dans la technique. En effet, d’une façon très macroscopiques, les réseaux de neurones multicouches peuvent être vus comme des boîtes noires dont les paramètres internes doivent être ajustés lors d’une phase d’apprentissage, ou d’entrainement, en leur présentant à la fois des données d’entrée et une sortie souhaitée (ou « étiquette »). L’erreur entre cette sortie souhaitée et la sortie « naturelle » du réseau permet d’ajuster légèrement les paramètres pour diminuer l’erreur. En présentant un grand nombre de ces couples « données d’entrée / sortie souhaitée », le réseau apprend à réagir correctement et à fournir une bonne sortie lorsqu’on lui présente de nouvelles données d’entrée, non étiquetées.

Aussi, l’utilisation d’un réseau de neurones multicouches repose sur la disponibilité d’un grand nombre de données étiquetées permettant son entraînement.

La communauté scientifique s’est alors scindée entre un petit nombre de partisans de ces modèles connexionnistes qui gardaient espoir, et une vaste majorité s’en détournant au profit d’autres technologies de l’intelligence artificielle (machines à vecteur de support, ou SVM pour « Support Vector Machine », « boosting », ou même systèmes experts…).

La généralisation des processeurs graphiques GPU au début des années 2010, concomitante de la disponibilité d’un grand nombre de données étiquetées du fait de la grande vague du « Big Data » et de la publication du principe des réseaux de neurones convolutifs, ont permis des applications spectaculaires dans le domaine de la reconnaissance d’images et ont déclenché une véritable déferlante « IA » et « réseau de neurones », en particulier du type multicouches, qui se poursuit encore aujourd’hui et qui impacte un très grand nombre de champs d’applications ainsi qu’évoqué en introduction.

En entrant dans le domaine des applications industrielles, la question de la protection des innovations liées aux réseaux de neurones multicouches et de sa propriété industrielle en devient bien évidemment plus prégnante. Comme tout modèle logiciel complexe, différents aspects apparaissent qui peuvent être couverts par différents mécanismes juridiques, ainsi qu’illustré par la figure suivante :


(Figure inspirée d’une conférence de Mme Pia Björk, directrice à l’OEB, lors du congrès C.U.R.I.E. 2019)

Bien sûr, le code informatique mettant en œuvre le réseau de neurones peut être protégé par le droit d’auteur, les infrastructures matérielles, si elles sont spécifiques, peuvent faire l’objet de demandes de brevets, etc.  

Mais une part substantielle de l’investissement industriel repose sur la constitution de données étiquetées et de leur utilisation pour l’entrainement du réseau de neurones. La question de la protection juridique de ces données d’apprentissage et de l’ « état » du réseau de neurones, constitué par ses paramètres internes, peut être valablement posée et ne semble pas avoir reçu de réponses véritablement définitives. La protection sui-generis des bases de données définie par la commission européenne est toutefois une voie possible et sans doute prometteuse (directive communautaire du 11 mars 1996).

Le brevet d’invention permet de couvrir plusieurs aspects des réseaux de neurones, notamment leurs utilisations à des fins pratiques et industrielles.

Et, de fait, le nombre de demandes de brevets portant sur l’IA, et notamment sur les réseaux multicouches, a explosé depuis 2013, au point que l'OMPI y consacre désormais plusieurs pages web faisant état de statistiques et d'études diverses.

(source : « Tendances technologiques 2019 – Intelligence artificielle », WIPO)

Ainsi, sur la période 2013-2016, on note une croissance de +46% pour les demandes de brevets relatives à l’intelligence artificielle en général, mais +175% pour celles relatives aux réseaux de neurones multicouches !

Et, sans surprise, ces brevets visent principalement la technologie des réseaux de neurones multicouches.

Les plus gros déposants sont des gros déposants classiques dans le domaine du logiciel : IBM, Microsoft, Toshiba, Samsung, NEC… On note une proportion importante de sociétés japonaises, mais parmi les déposants académiques, on note une mainmise des universités chinoises.

Toutefois, la brevetabilité des inventions relatives à l’intelligence artificielle peut poser des problèmes assez spécifiques dans la mesure où l’Office Européen des Brevets requiert que pour être brevetable une invention doive posséder un caractère technique.

En novembre 2018, l’OEB a mis à jour ses Directives  en ajoutant notamment une nouvelle section relative à l’intelligence artificielle et à l’apprentissage automatique (G.II.3.3). Celle-ci vient clarifier que

« les termes tels que « machine à vecteur de support », « moteur de raisonnement » ou « réseau neuronal » peuvent, selon le contexte, désigner simplement des modèles abstraits ou des algorithmes, et n’impliquent donc pas nécessairement, à eux seuls, l’utilisation d’un moyen technique. Il convient d’en tenir compte lorsqu’il s’agit de déterminer si l’objet revendiqué, considéré dans son ensemble, présente un caractère technique (article 52(1), (2) et (3)). »

Ces directives, ainsi que diverses jurisprudences, nous indiquent l’importance d’une finalité concrète, technique, c’est-à-dire pouvant avoir un impact sur le monde physique, tangible, afin de pouvoir obtenir une délivrance de brevet en Europe.

Ainsi, en pratique, l’utilisation d’un réseau de neurones dans un appareil de surveillance cardiaque revêt un caractère technique, et, sous réserve d’être nouvelle et inventive, pourra donner lieu à un brevet en Europe. De même, de nombreux brevets sont délivrés pour des applications des réseaux neuronaux au traitement du signal (images, vidéos, audio…).

A contrario, dès lors que les données traitées sont abstraites, le caractère technique ne peut être obtenu et ceci même si le mécanisme possède des avantages « techniques » particuliers comme la robustesse de la classification obtenue (Décision OEB T.1784/06).

Entre les deux extrémités du spectre, il existe bien sûr une vaste zone grise dans laquelle la brevetabilité est sans aucun doute d’appréciation délicate et, en tout cas, à évaluer au cas par cas. Il est en outre à noter que la jurisprudence n’est pas nécessairement stable dans ce domaine, ne serait-ce que parce qu’elle doit sans cesse s’adapter à la nature des inventions qui sont soumis à l’OEB et qui évolue avec les développements de la recherche, fondamentale et appliquée.

Une autre difficulté, selon quelques rapports de l’OEB, serait le manque de clarté et de support technique suffisant dans les demandes de brevet déposées. Le manque de formation des ingénieurs brevets dans le domaine de l’intelligence artificielle serait ainsi montré du doigt, mais il est certain que la croissance géométrique de l’activité dans les quelques dernières années ne peut être accompagnée par la profession qu’avec un temps de retard, lié à la formation et à la venue vers le métier d’ingénieurs ou d’universitaires formés dans ce domaine technique.

Néanmoins, comme on l’a vu, une certaine course est en œuvre pour établir son portefeuille de brevets dans de domaine. On assiste aussi à des initiatives centralisées pour permettre le développement d’une maîtrise de l’IA en France ou en Europe, formant contrepoids à la domination des grands groupes industriels américains, chinois ou japonais.

Il demeure donc crucial de réfléchir à l'option de la demande de brevet dès qu'une innovation est basée sur une technique d'intelligence artificielle.

Nos équipes ont assisté au développement de cette tendance chez plusieurs de nos clients, et ont ainsi développé une expérience certaine permettant apporter des conseils précis et, surtout, contextualisés, sur ce domaine technologique encore en stabilisation.

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