Inscriptions abusives dans l'Orange book

Par Nadège Lagneau,

Le 13 septembre dernier, la Federal Trade Commission a voté à l'unanimité la publication d'une Déclaration (un Manifeste véritablement) sur l'inscription de brevets dans l’« Orange book », dans le but de dissuader les laboratoires pharmaceutiques d'y inscrire des brevets inéligibles. Nadège Lagneau explique ici en quoi l'Orange book peut constituer une arme concurrentielle pour les acteurs du secteur pharmaceutique.

Le 13 septembre dernier, la Federal Trade Commission (« FTC ») a voté à l'unanimité la publication d'une Déclaration (« Statement ») sur l'inscription de brevets dans le « Food and Drug Administration’s (« FDA ») Approved Drug Products with Therapeutic Equivalence Evaluations », plus connu sous l’appellation « Orange book », afin de dissuader les laboratoires pharmaceutiques d'y inscrire des brevets inéligibles. 

Cette déclaration fait suite à l'affaire Jazz Pharmaceuticals v. Avadel CNS Pharmaceuticals LLC, du 24 février 2023 dans laquelle la Cour d’Appel fédérale américaine (« Court of Appeal for the Federal Circuit ») a confirmé l'ordonnance de première instance du Tribunal de District du Delaware enjoignant Jazz Pharmaceuticals de retirer de l'Orange book son brevet US 8,731,963.

L'objectif de cette Déclaration de la FTC est de notifier aux acteurs du marché pharmaceutique sa ferme intention de minutieusement examiner les éventuelles inscriptions abusives dans l'Orange book afin de déterminer si elles constituent des actes de concurrence déloyale en violation de la section 5 du « Federal Trade Commission Act », et de sanctionner les éventuels contrevenants.

Orange book - Côté laboratoires princeps

En vertu de la loi Hatch-Waxman, lorsqu'un laboratoire pharmaceutique dépose une demande d’autorisation de mise sur le marché d’un nouveau médicament (NDA - « New Drug Application »), des informations sur chaque brevet « for which a claim of patent infringement could reasonably be asserted » doivent être soumises à la FDA si les brevets en question revendiquent un médicament ou une indication pour lesquels l’autorisation de mise sur le marché est demandée.

Brièvement, l’Orange Book est réglementé par le « Food, Drug, and Cosmetic Act » (FDCA), et les exigences pour y lister un brevet sont définies dans l'Article 355 (b) (1) (A) (vii) du Titre 21 du code U.S.

Ainsi, dans le cadre d’une demande d’autorisation de mise sur le marché, les laboratoires princeps doivent soumettre à la FDA:

… the patent number and expiration date of each patent for which a claim of patent infringement could reasonably be asserted if a person not licensed by the owner of the patent engaged in the manufacture, use or sale of the drug, and that

  1. claims the drug for which the applicant submitted the application and is a drug substance (active ingredient) patent or a drug product (formulation or composition) patent : or
  2. claims a method of using such drug for which approval is sought or has been granted in the application.

La FDA publie ces informations dans l’Orange book. Les brevets peuvent donc y être inscrits s'ils revendiquent un médicament ou une méthode d'utilisation de celui-ci (e.g., une indication).

Orange book - Côté laboratoires génériques

Un laboratoire pharmaceutique qui souhaite commercialiser une version générique d'un médicament princeps couvert par des brevets inscrits dans l'Orange book, doit fournir à la FDA dans le cadre d’une demande d’autorisation de mise sur le marché du médicament générique, une « certification paragraph IV » concernant chaque brevet de l’Orange book encore en vigueur relatif à ce médicament.

Dans cette « certification paragraph IV », le laboratoire générique déclare en substance que les brevets princeps listés dans l’Orange book sont invalides ou ne seraient pas contrefaits par la fabrication, l'utilisation ou la vente du nouveau médicament générique pour lequel la demande d’autorisation de mise sur le marché est déposée.

Orange book : Une ressource concurrentielle

Une certification au titre du « paragraph IV » déclenche généralement un droit immédiat pour le laboratoire princeps d'intenter une action en contrefaçon, ce qui, si cela est fait dans les délais idoines, entraîne généralement un sursis automatique de 30 mois à toute approbation par la FDA d’une ANDA * (« Abbreviated New Drug Application ») déposée par le laboratoire générique.

En résumé, l’inscription d’un brevet dans l’Orange book permet à son titulaire de déclencher une suspension de trente mois de l'autorisation de mise sur le marché de la FDA pour un produit concurrent. De ce point de vue, avoir un brevet listé dans l’Orange book constitue un avantage concurrentiel considérable.

Des dispositions similaires existent pour les produits pharmaceutiques à usage vétérinaire. On se réfère alors au « Green Book ».

* A la différence d’une NDA, une ANDA n’est généralement pas tenue d'inclure des données précliniques (sur les animaux) et cliniques (sur les humains) pour démontrer la sécurité et l'efficacité du médicament générique.  En revanche, le demandeur d’une autorisation de mise sur le marché d'un médicament générique doit démontrer scientifiquement que son produit est bio-équivalent (c'est-à-dire, pour simplifier, qu'il agit de la même manière que le médicament princeps).

Allô Docteur, mon GHB est-il breveté ?

Jazz Pharmaceuticals détient une autorisation de mise sur le marché (NDA) pour son médicament Xyrem® destiné à traiter la narcolepsie. Le GHB, principe actif du Xyrem®, faisant l'objet d'une utilisation abusive et illégale (« drogue du violeur »), la FDA avait conditionné l'approbation de la NDA à l'élaboration de stratégies d'évaluation et d'atténuation des risques (« Risk Evaluation and Mitigation Strategies - REMS ») visant à contrôler les conditions de prescription et de délivrance du médicament Xyrem®. Les « REMS » comprennent des protocoles devant être suivis avant de prescrire et de délivrer des médicaments, notamment ceux qui sont dangereux en cas d’abus et qui font l’objet de trafics, comme le GHB.

Le « REMS » du Xyrem® limitait à l'origine la distribution de ce médicament à un système de pharmacie unique. Le brevet US’963 se rapporte précisément au système de distribution à pharmacie unique élaboré par Jazz Pharmaceuticals dans le cadre de sa demande d’autorisation de mise sur le marché. Ce système visait à contrôler l'accès aux médicaments susceptibles d’utilisation abusive, prescrits sur ordonnance aux patients atteints de narcolepsie, par l'intermédiaire d'une pharmacie centrale et d'une base de données informatique, en traquant les prescriptions, les patients et les prescripteurs.

Le brevet US’963 a été listé dans l’Orange book en 2014. En 2017, trois de ses 28 revendications ont été invalidées dans le cadre d'une procédure inter partes (Patent Trial and Appeal Board, 22 mars 2017). Le reste des revendications a expiré en décembre 2022. Toutefois, étant donné que Jazz Pharmaceuticals bénéficiait d'une exclusivité pédiatrique, le brevet US'963 préemptait toute autorisation de mise sur le marché par le FDA pour des produits concurrents jusqu'en juin 2023.

En décembre 2020, Avadel a déposé une demande d'autorisation de mise sur le marché (NDA) pour le médicament FT218 à base de GHB. Contrairement au Xyrem®, qui nécessite que le patient se réveille dans la nuit pour prendre une deuxième dose, le FT218 est administré une fois par nuit. En outre, le REMS du FT218 utilisait plusieurs pharmacies et bases de données pour garantir un accès restreint et sécurisé au médicament.

Malgré ces différences, et le fait qu'Avadel avait déposé une NDA et non une ANDA, la FDA a exigé qu'Avadel dépose une « certification paragraph IV » vis-à-vis le système de pharmacie unique du brevet US'963 de Jazz Pharmaceuticals.

C’est dans ce contexte que Jazz Pharmaceuticals a lancé une action en contrefaçon contre Avadel CNS Pharmaceuticals sur la base de son brevet US'963, et qu’Avadel a demandé le retrait du brevet US’963 de l’Orange book. Accessoirement, Avadel a simultanément intenté un procès à la FDA, alléguant que l’administration réglementaire américaine avait transgressé l'Administrative Procedure Act (« APA ») en exigeant une certification au regard le brevet US'963', mais cette affaire sort du cadre du présent article.

L’Orange book : une arme concurrentielle déloyale ?

L’Affaire Jazz Pharmaceuticals v. Avadel CNS Pharmaceuticals LLC

Le brevet de Jazz Pharmaceuticals, intitulé « Sensitive drug distribution system and method », revendique:

  1. 1. A computer-implemented system for treatment of a narcoleptic patient with a prescription drug that has a potential for misuse, abuse or diversion, comprising:
    one or more computer memories for storing a single computer database having a database schema that contains and interrelates prescription fields, patient fields, and prescriber fields;
    said prescription fields, contained within the database schema, storing prescriptions for the prescription drug with the potential for abuse, misuse or diversion, wherein the prescription drug is sold or distributed by a company that obtained approval for distribution of the prescription drug;
    said patient fields, contained within the database schema, storing information sufficient to identify the narcoleptic patient for whom the company's prescription drug is prescribed;
    said prescriber fields, contained within the database schema, storing information sufficient to identify a physician or other prescriber of the company's prescription drug and information to show that the physician or other prescriber is authorized to prescribe the company's prescription drug;
    a data processor configured to:
    process a database query that operates over all data related to the prescription fields, prescriber fields, and patient fields for the prescription drug; and
    reconcile inventory of the prescription drug before the shipments for a day or other time period are sent by using said database query to identify information in the prescription fields and patient fields;
    wherein the data processor is configured to process a second database query that identifies that the narcoleptic patient is a cash payer and a physician that is interrelated with the narcoleptic patient through the schema of the single computer database;
    said identifying that the narcoleptic patient is a cash payer by said second database query being an indicator of a potential misuse, abuse or diversion by the narcoleptic patient and being used to notify the physician that is interrelated with the narcoleptic patient through the schema of the single computer database.
  • 6.  The system of claim 1 wherein the prescription drug comprises gamma hydroxyl butyrate (GHB).

Dans l’affaire opposant Jazz Pharmaceuticals et Avadel, la question était de savoir si les revendications du brevet US'963 portaient sur une méthode d'utilisation du Xyrem®.

Le tribunal fédéral de première instance (Tribunal de District du Delaware) avait tranché que le brevet US'963 n'était pas un brevet de « méthode d'utilisation » au sens du « Food, Drug, and Cosmetic Act » (FDCA), qui exige qu’un brevet listé dans l’Orange book revendique « a method of using [the] drug for which approval is sought or has been granted in the application ».

En appel, la Cour fédérale américaine a confirmé la décision de première instance, notant que chacune des trois revendications indépendantes du brevet US'963 décrivait un « système mis en œuvre par ordinateur » qui comprend « une ou plusieurs mémoires d'ordinateur » et un « processeur de données ».

Le Federal Circuit a notamment motivé sa décision en expliquant que :

  • les revendications du brevet US’963 mentionnent « un assemblage de composants », ce qui définit un système ;
  • les revendications relatives à un système comprenant des mémoires d'ordinateur et un processeur de données ne sont pas des revendications relatives à une méthode ; et
  • le fait que les systèmes revendiqués puissent être utilisés dans le cadre du traitement de patients souffrant de narcolepsie ne change rien au fait qu'il s'agit de revendications portant sur des systèmes, et non pas de méthode.

Sur cette base, la Cour d’Appel fédérale américaine a confirmé l’arrêt du Tribunal de District du Delaware, et a maintenu l'injonction imposant à Jazz Pharmaceuticals de retirer son brevet '963 de l'Orange book.

Quand la Federal Trade Commission s’en mêle

Il ressort de ce qui précède que, contrairement aux exigences de l'Article 355 (b) (1) (A) (vii) du Titre 21 du code U.S., le brevet de Jazz Pharmaceuticals ne portait pas sur un médicament ou une méthode d'utilisation de celui-ci, mais plutôt sur un système informatique permettant d'atténuer les risques liés à ce médicament.  En effet, aucune revendication ne portait sur le produit pharmaceutique ou sur une utilisation/indication approuvée. Le brevet US’963 de Jazz Pharmaceuticals n’aurait donc pas dû être listé dans l’Orange book.

Néanmoins, du fait de l’inscription (illégitime) de son brevet dans l’Orange book dès 2014, Jazz Pharmaceuticals a pu retarder l'autorisation de mise sur le marché du générique d'Avadel CNS Pharmaceuticals. 

La FTC cherche précisément à empêcher de tels listages irréguliers qui peuvent

  • constituer un acte de concurrence déloyale répréhensible en vertu du « Federal Trade Commission Act » ; et
  • augmenter le risque de retard dans l'entrée sur le marché des produits génériques, et donc décourager les investissements dans le développement d'un produit concurrent ;
  • réduisant ainsi l'accès des patients à des médicaments sur ordonnance plus abordables et augmentant les coûts pour le système de santé américain.

Étant donné les bénéfices énormes générés par de nombreux médicaments princeps, même de petits retards dans l’arrivée de produits génériques concurrents sur le marché peuvent produire des profits supplémentaires substantiels pour les laboratoires princeps, aux dépens des patients.

Au-delà de l’affaire Jazz Pharmaceuticals v. Avadel CNS Pharmaceuticals LLC qui semble avoir suscité une vive réaction de la Federal Trade Commission sous la forme de sa Déclaration parue le 13 septembre dernier, la FTC pointe que les inscriptions irrégulières de brevets dans l'Orange book ont vraisemblablement eu une incidence délétère sur les marchés pharmaceutiques pendant des décennies. D’ailleurs, au fil des années, la FTC a déposé des mémoires d'amicus curiae dans plusieurs litiges (y compris dans l'affaire Jazz Pharmaceuticals) dénonçant les effets anticoncurrentiels de ces irrégularités.

La FTC cite également la Cour Suprême des Etats-Unis qui a observé que, depuis la fin des années 1990, certains laboratoires princeps exploitent indûment le processus d'inscription des brevets dans l’Orange book dans le but d’empêcher ou de retarder la commercialisation de médicaments génériques.

La FTC s’appuie également sur une étude réalisée en 2002, dans laquelle elle a examiné l'effet anticoncurrentiel potentiel des inscriptions abusives dans l'Orange book, et dans laquelle elle a identifié de nombreux cas où le sursis de 30 mois des ANDA de médicaments génériques était utilisé par certains laboratoires princeps pour bloquer la concurrence.

Elle rappelle que, la même année, elle a intenté une action à l’encontre du laboratoire pharmaceutique Biovail Corporation pour avoir, entre autres, indûment inscrit un brevet dans l’Orange book aux fins de bloquer la concurrence des laboratoires génériques.

La Federal Trade Commission semble désormais déterminée à faire cesser cette pratique.

Quand la Federal Trade Commission met les points sur les « i »

À travers sa Déclaration de septembre, la FTC enjoint les titulaires de NDA dont les brevets sont actuellement inscrits dans l'Orange book de s'assurer que ces inscriptions sont conformes à la loi, et d’immédiatement retirer de l’Orange book tous les brevets qui ne satisferaient pas aux exigences d'inscription. A défaut, une responsabilité juridique au titre de la section 5 du « Federal Trade Commission Act » pourra être engagée.

La FTC rappelle également que les personnes qui soumettent ou font soumettre indûment des listes de brevets dans l'Orange book peuvent être tenues responsables à titre individuel, et encourir des sanctions pénales devant le ministère de la Justice américain (Department of Justice), notamment en cas de fausses certifications avérées.

Orange book - points clés à retenir

Les entreprises du secteur pharmaceutique et leurs équipes des affaires réglementaires doivent non seulement considérer attentivement les obligations qui leur incombent dans le cadre des demandes d’autorisation de mise sur le marché de leurs médicaments aux Etats-Unis, mais aussi scrupuleusement passer en revue leurs brevets actuellement inscrits dans l'Orange book. Le cas échéant, il faudra retirer sans délai de l’Orange book tous les brevets dont l’inscription n’est pas conforme à la loi, ou est en désaccord avec l’interprétation que le Federal Circuit en a. Rappelons que le système judiciaire fédéral américain (qui englobe les District Courts, les Cours d’Appel pour le Federal Circuit et la Cour Suprême) est la seule juridiction compétente aux Etats-Unis pour régler les litiges en matière de brevets.

L'essentiel est de se rappeler que les revendications du brevet doivent porter sur un médicament ou une méthode d'utilisation du médicament, pour pouvoir prétendre à un listage dans l’Orange Book.

Dans le cas du brevet US’963 de Jazz Pharmaceuticals, elles portaient sur un système d'utilisation du médicament.  Une meilleure approche aurait consisté à rédiger les revendications autour d’une méthode d'utilisation du médicament à l'aide du système revendiqué, ou d’une méthode d'utilisation du médicament pour un schéma de sélection des patients, ce qui aurait peut-être permis d'éviter les critiques du Federal Circuit américain.

Le texte de la Déclaration de la Federal Trade Commission peut être consulté ici.

Si vous avez des questions, n'hésitez pas à contacter votre conseil habituel ou à nous contacter ci-dessous.

Nadège Lagneau​​​​​ est Conseil en Propriété Industrielle – Brevets et Mandataire agréée près l’USPTO et l’OEB chez Novagraaf Suisse.

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