L’exception d’homonymie en matière de vins et spiritueux : De la nécessité de la bonne foi

L’utilisation d’un nom patronymique à titre commercial fait échec à l’action en contrefaçon intentée par le titulaire d’une marque homonyme lorsque cet usage est effectué de bonne foi.

Dans sa décision du 17 Novembre 2020, la Cour d’appel de Paris a rejeté l’action en contrefaçon du titulaire de la marque Croizet contre l’utilisation d’un nom patronymique identique en vertu de l’exception d’homonymie (Cour d’appel de Paris, pôle 5, 1ère ch., 17 novembre 2020, 2019/00009).

En droit de la propriété industrielle, il est admis que l’on puisse déposer son nom de famille à titre de marque. C’est ce que l’on appelle une marque patronymique.

Bien que l’intérêt premier de la marque soit de conférer à son titulaire un droit privatif d’exploitation sur celle-ci, ce droit ne lui permet toutefois pas d’interdire un homonyme d’utiliser son nom dans le commerce. Il s’agit là de l’exception d’homonymie. Le droit des marques entre donc en concurrence habituelle avec la liberté du commerce et de l’industrie et avec un droit majeur de la personnalité qui n’est autre que le droit au nom.

L’exception d’homonymie est prévue par l’article L.713-6 du Code de la propriété intellectuelle qui, dans sa version antérieure à l’Ordonnance n°2019-1169 du 13 novembre 2019 et applicable au litige, prévoyait que :

« L'enregistrement d'une marque ne fait pas obstacle à l'utilisation du même signe ou d'un signe similaire comme :

  1. Dénomination sociale, nom commercial ou enseigne, lorsque cette utilisation est soit antérieure à l'enregistrement, soit le fait d'un tiers de bonne foi employant son nom patronymique ; (…) 

Toutefois, si cette utilisation porte atteinte à ses droits, le titulaire de l'enregistrement peut demander qu'elle soit limitée ou interdite ».

Dans le domaine viti-vinicole, il n’est pas rare de constater la présence d’homonymies. Toutefois, en raison de l’existence de cette exception, les contentieux restent relativement peu fréquents.

La jurisprudence avait déjà eu l’occasion de se prononcer sur la question dans l’affaire Henriot [1] ou encore plus récemment dans l’affaire Taittinger [2] toutes deux relatives à du Champagne et faisant référence à de célèbres noms patronymiques. 

Cette fois-ci, elle s’attaque à une boisson d’autant plus vigoureuse puisqu’il est question de Cognac.

En l’espèce, la société Croizet a pour activité la production de Cognac depuis 1954 et est à ce titre titulaire d’une marque française du même nom déposée en 1978 en classe 33.

En 2008, Leopold Croizet reprend l’activité de distillation de Cognac de son père en créant la société « Croizet Vins Spiritueux et Cognac » et en réservant le nom de domaine « croizet.com ». Reprise par son père dans les années 1970, sa famille exploite cette activité depuis huit générations sous ce patronyme.

Après de nombreuses mises en demeure de cesser tout emploi du nom « Croizet » isolé, Leopold change de dénomination sociale pour « Maison Pierre Croizet », puis pour « La Maison des Pierres ». Mais toujours mécontente en raison de l’utilisation qu’il fait du signe Croizet pour désigner des boissons alcooliques pouvant générer un risque de confusion dans l’esprit du consommateur avec sa propre marque, la société Croizet assigne Léopold Croizet et sa société en contrefaçon de marque, requérant le transfert de nom de domaine et en concurrence déloyale et parasitaire.

Condamné en première instance, Léopold Croizet interjette appel en soutenant que l’article L.713-6 de Code de la propriété intellectuelle lui est applicable ainsi qu’à sa société. La cour d’appel a considéré que, contrairement aux allégations de la société intimée, il n’est pas nécessaire de justifier d’une antériorité pour l’usage du nom patronymique de bonne foi et que par ailleurs l’exploitation du signe Pierre Croizet est avérée depuis la fin des années 1970. L’article L.713-6 lui est donc applicable au motif qu’il justifie d’un usage de bonne foi du nom patronymique par l’adjonction systématique du prénom pierre évitant tout risque de confusion avec la marque verbale « Croizet ».

Par conséquent, l’usage litigieux du signe ne constitue pas une contrefaçon de marque.

Concernant le nom de domaine, la société Croizet soutenait que l’exception d’homonymie dans sa version antérieure applicable au litige se limitait strictement à la dénomination, au nom commercial ou à l’enseigne. La cour relève que cet article doit être interprété à la lumière de l’article 6 de la directive 89/104 du 21 décembre 1988, d’où il résulte que le nom de domaine n’est pas exclu du bénéfice de l’article L. 713-6 du Code de la propriété intellectuelle.

Elle rappelle en outre que la bonne foi suppose que le tiers employant son nom patronymique ait pris des précautions pour éviter tout risque de confusion. En l’espèce, elle observe qu’il a été créé en 2000 soit 17 ans avant les faits incriminés et que la société Croizet qui en avait connaissance, s’agissant de deux maisons anciennes de Cognac coexistant depuis de nombreuses années, ne justifie d’aucune difficulté jusqu’à son courrier de mise en demeure de 2011 visant à faire cesser l’emploi du nom « Croizet » isolé à la suite duquel les appelants ont créé un sous domaine pierre.croizet.com vers lequel sont dirigés les internautes consultant le site croizet.com.

Elle considère que les appelants ont utilisé le nom patronymique de bonne foi en le faisant précéder par le prénom « Pierre » et accompagné le plus souvent d’un emblème spécifique.

Toutefois, l’article L.713-6 du Code de la propriété intellectuelle prévoit un tempérament à l’exception en permettant au titulaire de la marque de pouvoir limiter l’utilisation du nom patronymique par un tiers lorsque cette utilisation porte atteinte à ses droits.

C’est sur ce fondement qu’elle ordonne le transfert du nom de domaine au motif que l'exploitation du nom de domaine « croizet.com » sans l'adjonction du prénom Pierre, et ce aux fins de vendre des vins de Cognac en redirigeant les internautes vers le site « pierre.croizet.com », porte atteinte à la marque antérieure « Croizet » déposée notamment pour des boissons alcooliques, dans la mesure où le défaut de mention du prénom dans le nom de domaine pouvant laisser penser au consommateur que les produits « Croizet » ou « Pierre Croizet » proviennent de la même maison ou de maisons économiquement liées ».

La cour vient également limiter leur utilisation du terme « Croizet » par l’adjonction systématique du prénom « Pierre » dans une taille de caractère similaire.

Cette solution reste pour le moins conforme au droit positif. En outre, l’arrêt rappelle à juste titre que la bonne foi est la condition sine qua non pour pouvoir utiliser un nom patronymique identique ou similaire à une marque enregistrée.

Si vous avez des questions sur la manière dont les droits de propriété industrielle pourraient soutenir votre entreprise de vins ou de spiritueux, contactez nos spécialistes en Droit de la vigne et du vin : agence-bordeaux@novagraaf.com ou visitez notre mini site dédié à la PI des vins et spriritueux.

Bryan Koehler, Juriste en Marques, Dessins et Modèles, Novagraaf, Bordeaux.

[1] Cass. Com., 21 juin 2011, n°10-23.262
[2] CA Paris, pôle 5, ch. 1, 3 mars 2020, n° 18/28501

Lire aussi : Peut-on exploiter son nom patronymique pour une activité commerciale lorsque ce même nom est enregistré en tant que marque ?

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