L’intelligence artificielle et la suffisance de description

Par Catherine Caspar,

Le critère de suffisance de description est un des critères importants de validité d’un brevet. Un brevet peut être annulé par décision de justice, ou révoqué par une division d’opposition ou une chambre de recours de l’Office Européen des Brevets pour insuffisance de description. Il a pu être observé que non-respect de ce critère est très fréquemment invoqué devant les tribunaux français, au moins autant que les critères de brevetabilité que sont la nouveauté et l’activité inventive.

Les inventions mises en œuvre par ordinateur et en particulier celles dans le domaine de l’Intelligence Artificielle (IA) n’échappent pas à cette exigence. Selon ce critère (défini par l’article 83 de la Convention sur le Brevet Européen ou l’article L. 612-5, 1er alinéa, du Code de la Propriété Intellectuelle français) une invention doit être exposée dans la demande de brevet de façon suffisamment claire et complète pour qu'un homme du métier puisse l'exécuter.

La condition de suffisance de l'exposé se rapporte à l'invention qui est définie par les revendications, et en particulier à la combinaison de caractéristiques structurelles et fonctionnelles de l'invention revendiquée, qu’il s’agisse de revendications indépendantes ou dépendantes. L’homme du métier doit, en s’aidant de ses connaissances générales à la date de dépôt de la demande de brevet et sur la base du contenu global de la demande de brevet, y compris des différents exemples qui y sont décrits, être en mesure de réaliser l’invention sur toute la portée de chaque revendication. L'invention doit également pouvoir être reproduite sans effort excessif.

Au moins un mode de réalisation permettant à l'homme du métier d'exécuter l'invention doit être divulgué. Pour l'appréciation du caractère suffisant ou non de l'exposé, il est donc sans importance que certaines variantes particulières d'un élément de l'invention, défini en termes de fonction, ne soient pas disponibles, dès lors que l'homme du métier connaît, grâce à l'exposé de l'invention ou aux connaissances générales dans son domaine technique, des variantes appropriées produisant le même effet pour l'invention.

Mais il n'est satisfait à la condition de suffisance de l'exposé que si ce mode de réalisation particulier permet de définir comment réaliser l'invention dans toute sa portée, telle que revendiquée. La description d’un seul mode de réalisation de l’invention peut donc ne pas être suffisante pour que la condition de suffisance de description soit remplie.

En pratique, la brevetabilité d’une solution à base d’IA peut résider dans différents aspects susceptibles d’être revendiqués : l’utilisation d’un algorithme spécifique, une méthode d’entraînement spécifique impliquant une définition spécifique de la fonction de coût et/ou une méthode spécifique d’ajustement des paramètres de l’algorithme pendant l’entraînement, le choix des hyper-paramètres de l’algorithme, la nature et la typologie des données d’entraînement, la combinaison de l’algorithme d’IA avec d’autres types d’algorithmes, le prétraitement des données d’entraînement. C’est très souvent une combinaison de ces différents aspects qui permet à la solution à base d’IA d’être efficace pour une application donnée.

Comme évoqué, les différents aspects revendiqués devront être suffisamment décrits.

Lorsque l’algorithme d’IA est un algorithme standard (par exemple algorithme de classification automatique) utilisé comme une « boîte noire » réalisant une fonction donnée, sans que son paramétrage n’ait d’incidence sur l’objectif technique définie par l’invention revendiquée, citer des exemples d’algorithmes utilisables pourra être suffisant si l’on précise bien quelles seront les données d’entrées et de sorties de cette « boîte noire » et la fonction qu’elle réalise.

Dans le cas plus général où une invention utilise un algorithme standard ou dont le code informatique est à la disposition du public avec une configuration spécifique à une application, il ne sera a priori pas nécessaire de décrire en détail l’algorithme complètement. Mais il faudra décrire comment ce code informatique est adapté à l’application visée (par exemple le choix des hyperparamètres) de sorte que la demande de brevet soit auto-suffisante pour permettre d’exécuter l'invention sans que l'on ait à se reporter à un autre contenu. Il peut en outre être utile de faire une sauvegarde de ce code informatique et de sa description pour pouvoir établir la preuve du contenu disponible à la date de dépôt de la demande et pouvoir s’y référer pendant toutes les années d’exploitation du futur brevet.

Dans le cas où une invention utilise un algorithme qui n'est pas standard ou dont le code n’est pas à la disposition du public, cet algorithme devra être décrit précisément, sous forme mathématique et logique avec un ou plusieurs organigrammes. Il est possible également de fournir un pseudo-code ou un code informatique en fournissant les explications qui permettent d’en comprendre la logique et le déroulement temporel ainsi que la relation avec les caractéristiques revendiquées.

Il en va de même pour les variantes des algorithmes standards avec une optimisation des traitements ou l’utilisation de boucle de rétroaction non standard ou encore de fonctions de coût non standard.

Une fois que l’algorithme est décrit de manière adéquate, l'homme du métier ne dispose pas nécessairement d'informations suffisantes pour mettre en œuvre l’invention revendiquée. En d'autres termes, l'invention n'est pas suffisamment divulguée. Il peut être nécessaire de décrire au moins l'un des éléments suivants :

  • quelles sont les données d’entrainement qui sont fournies à l’algorithme, en quelle quantité et sous quel format ;
  • la manière dont l’algorithme est entraîné (paramétrage de la fonction de coût et méthode de mise à jour des coefficients ou poids de l’algorithme) ;
  • le critère utilisé pour mettre fin à l’entraînement ;
  • les coefficients ou poids (ou au moins des plages de valeurs) de l’algorithme entraîné.

Les données d’entrainement peuvent elles-mêmes être un mélange de données accessibles au public combinées à des données spécifiques à l’application visée, ces dernières n’étant généralement pas accessibles au public. Elles peuvent également être constituées exclusivement de données spécifiques à l’application visée.

Pour des données d’entrainement accessibles au public, une simple référence à leur source semble suffire. Pour les données d’entrainement spécifiques à une application, la question se pose de savoir si une description générale et statistique de ces données sera suffisante.

Prenons l’exemple d’un algorithme de classification automatique entraîné par apprentissage supervisé auquel on fournit en entrée des images de chien ou chat et qui fournit en sortie une classe indiquant si cette image représente un chien ou un chat. Indiquer que 1 000 photos de chats et 1 000 photos de chiens sont utilisées ne suffira généralement pas. Il faudra indiquer comment on garantit une variabilité, au sein de l’ensemble des images d’entraînement, de paramètres d’image clefs permettant la distinction entre chiens et chats quelle que soit la race animale, la taille de l’animal, la couleur de l’animal, l’angle de prise de vue, etc. 

On peut se demander si les données d’entraînement elles-mêmes devraient être mises à la disposition du public pour garantir une divulgation suffisante et par quels moyens informatiques cette mise à disposition pourrait avoir lieu en cas de données impossibles à décrire de manière suffisante du fait de leur volume et/ou leur complexité. Rien n’est prévu à ce jour au niveau des offices de brevet.

Le demandeur pourrait en outre avoir des réticences à mettre cet ensemble de données à la disposition du public, au motif qu'un concurrent pourrait en tirer profit en l'utilisant pour entraîner, rapidement et à moindre coût, un algorithme différent. C'est l'une des raisons pour lesquelles il peut être préférable de décrire les coefficients de l’algorithme obtenus après entraînement. Cette option est avantageuse également en ce qu’elle protège directement le produit commercial constitué par l’algorithme entraîné plutôt que sa méthode d’obtention.

En conclusion, l’utilisation croissante de l’IA dans les brevets d’invention n’a pas modifié, du moins à ce jour, les critères d’appréciation de la suffisance de description. Toutefois, en pratique, l’utilisation de l’IA rend l’application des critères d’appréciation de la suffisance de description plus difficile, du fait de la complexité des systèmes d’IA, et particulièrement en présence d’une phase d’apprentissage avec des données d’entrainement complexes à décrire.

Notons que nous n’avons présenté ici que des considérations très générales qui ne préjugent pas de nombreux cas particuliers pouvant se présenter. Il reste nécessaire d’analyser finement chaque invention pour en extraire les caractéristiques essentielles à décrire et apprécier au cas par cas les limites de ce qui doit être décrit ou pas.

Nous nous tenons à votre disposition pour vous conseiller concernant la protection de vos inventions dans le domaine de l’intelligence artificielle.

Si vous avez des questions ou souhaitez nous contacter sur ces sujets, n'hésitez pas à contacter votre conseil habituel ou à envoyer un mail à pat.fr@novagraaf.com.

Catherine Caspar, Conseil en Propriété Industrielle – Brevets, Novagraaf, France

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