Comment sentez-vous le futur de votre propriété intellectuelle?
Dans un récent arrêt, la CJUE (Levola Hengelo BV v Smilde Foods BV in C-310/17) a nié la qualité d’œuvre et par conséquent une protection au titre du droit d’auteur à une saveur de fromage à tartiner, permettant ainsi à un concurrent de reproduire, selon Levola - le producteur original, le goût de son produit de façon similaire et contrefaisante. Si, suite à cet arrêt, l’on peut se montrer relativement pessimiste quant à une protection au titre de la propriété intellectuelle pour les saveurs et les parfums puisque tant le droit des brevets que celui des marques n’offrent pas à ce jour de protection pleinement satisfaisante pour ce type de produits (voir article de notre confrère Alain Alberini in Le Temps du 11.12.2018), il est temps de se pencher sur les avancées technologiques faites en matière de transmission olfactive qui permettraient de changer la donne, du moins pour les odeurs. En effet, bien que des obstacles technologiques et juridiques restent à surmonter, on imagine aisément comment la possibilité de transmettre électroniquement des odeurs, voire des saveurs, pourrait révolutionner notre capacité à partager ce type de créations. Mais en sommes-nous réellement si loin que cela ?
S’agissant des aspects technologiques, la science-fiction n’est peut être plus si éloignée. En effet, de grands acteurs universitaires et des acteurs majeurs des télécoms s’intéressent de près au sujet de la transmission olfactive, et partant, de la reproduction à distance d’une odeur complexe à l’aide d’une myriade de capsules odorantes de base. Ainsi, des demandes internationales de brevets ont été publiées récemment, ainsi que des brevets délivrés dans les régions en pointe sur ces domaines d’activité, comme notamment les USA, le Japon et l’Europe.
Rappelons classiquement que pour être brevetable, une invention doit être exposée dans la demande de brevet de façon suffisamment claire et complète pour qu'un homme du métier puisse l'exécuter.
Ceci nous amène à penser que la réalité augmentée pourrait permettre dans le futur de reproduire avec profit une odeur au cinéma, dans un jeu vidéo, dans un achat en ligne, dans une publicité ou sur un smartphone. Les perspectives commerciales sont à la hauteur de l’imagination et de la créativité !
Songeons un instant à l’écart visuel entre les premiers jeux vidéo tels que Pong et les jeux vidéos d’aujourd’hui pour se rendre compte de l’accélération technologique des cinq dernières décennies dans ce secteur d’activité désormais plus important que l’industrie cinématographique. Que dire encore de l’accélération technologique entre les premiers téléphones mobiles et les smartphones à commande ou assistance vocale et reconnaissance faciale d’aujourd’hui, en moins de deux décennies.
En fonction de la maturité de la technologie, les perspectives pourraient surprendre. De plus, l’un des aspects intéressants discutés par la doctrine et les juridictions est la problématique de la constance de la reproductibilité des odeurs pour caractériser tant l’infraction juridique que l’objet du droit lui-même, comme si l’odorat et le goût, son sens frère, étaient inférieurs en capacité et en sensibilité à la vision. Cette discussion pourrait être bousculée par la technologie de transmission olfactive qui pourrait rendre très concrète et indépendante la reproduction des odeurs et des saveurs. Et ceci à grande échelle, à des millions d’exemplaires sur nos smartphones ou dans nos salons, même si la commercialisation de masse n’est semble-t-il pas pour demain.
Si le changement technologique ne suffit pas à convaincre, l’activité économique, si elle devient considérable, pourrait à l’avenir de toute façon changer la donne.
D’un point de vue économique, il serait donc intéressant pour les entreprises de pouvoir également envisager franchir le cap d’une protection à titre de marque des odeurs ou saveurs qu’elles créent ou qui les caractérisent. Bien que l’EUIPO ait renoncé depuis le 1er octobre 2017 à l’obligation de représentation figurative en tant que critère formel pour les dépôts de marques, aucune information n’est actuellement disponible sur la manière dont ce type de marques, acceptable auprès de l’EUIPO mais pas devant d’autres offices nationaux (dont la Suisse), doit être déposé. Des avancées technologiques permettant la transmission olfactive (et dans la foulée, la transmission gustative) représenteraient donc une ouverture pour beaucoup d’entreprises actives dans la parfumerie et la création d’odeurs à une protection juridique de l’essence même de leur travail et de leur production. Dans ce domaine, des entreprises genevoises à réputation mondiale pourraient notamment y voir une évolution intéressante pour leurs portefeuilles de propriété intellectuelle et par conséquent décupler leur potentiel commercial, offrant ainsi au bassin lémanique la perspective de se trouver à la pointe d’une telle évolution.
Mais dans l’hypothèse où les avancées technologiques de transmission numérique permettraient d’encapsuler en quelque sorte une odeur spécifique afin d’en permettre la diffusion rapide et à l’infini auprès des tiers, et en particulier auprès des offices de protection de marques pour remplir la fonction de publicité telle que requise par le droit des marques, reste ensuite l’élément principal soulevé par la CJUE dans le cadre de l’arrêt Levola/Smilde : comment objectiver l’analyse de tels droits et en tirer non seulement une pratique applicable en matière de motifs absolus de refus (une odeur est-elle ou non descriptive du produit qu’elle désigne et remplit-elle ou non la fonction de marque ?) mais également une pratique applicable en cas de conflit, afin de déterminer si deux odeurs se ressemblent et par conséquent s’il y a contrefaçon ? Le raisonnement de la CJUE dans l’arrêt mentionné, à savoir qu’une telle analyse ne peut être que subjective car elle dépend essentiellement des sensations et expériences de la personne qui sent ou goûte le produit ainsi que les facteurs environnementaux qui l’entourent, n’est pas erroné. Toutefois, que dire alors de l’appréciation de marques graphiques, qui reposent certes sur un certain nombre d’éléments objectifs (les formes géométriques basiques notamment), mais qui font également appel à une grande partie de subjectivisme : est-ce que chacun de nous ne perçoit pas les couleurs de manière légèrement différente et est-ce que l’objectivisation de critères visuels d’appréciation ne sont-ils pas transposables à d’autres sens?
S’il apparaît clairement que des avancées technologiques sur la transmission olfactive vont forcément générer une réflexion en vue d’une adaptation de nos directives juridiques, il semble également indispensable à chacun de nous d’apprendre à développer nos autres sens afin de ne pas se limiter à une perception bidimensionnelle (vue et ouïe) des éléments qui nous entourent. Les marketeurs ont depuis longtemps déjà introduit des notions d’odeurs (notamment) dans les concepts de marques (branding) de grandes chaînes de magasin. Il nous appartient désormais, en tant qu’acteurs de la propriété intellectuelle, de permettre que ces créations puissent également apporter des avantages patrimoniaux et une sécurité juridique à ceux qui les créent.
Bien entendu, une protection juridique à titre de marque et copyright spécifiquement adaptée aux odeurs et saveurs reste pour le moment inaccessible aux entreprises. Ainsi, les solutions immédiates restent à notre avis d’une part la conservation du secret industriel et de l’autre la création d’une stratégie de protection de marque efficace afin de capturer au mieux les éléments de marketing entourant des produits olfactifs et gustatifs. Les conseils en propriété intellectuelle de Novagraaf restent à votre disposition pour aborder ces questions et vous aider à développer des stratégies efficaces et adaptées aux besoins de votre entreprise.
Chantal Koller dirige le département marques du Bureau NOVAGRAAF SUISSE et François Grange est Ingénieur Brevet au sein du bureau de Genève