Forclusion par tolérance : les divergences d’appréciation entre les instances européennes et les tribunaux français

Par Sigolène Pellet,
Parties de deux verres

Aujourd’hui, les conditions de la forclusion sont harmonisées sur l’ensemble du territoire de l’Union européenne par les textes communautaires applicables (règlement et directive). Toutefois, il existe encore des divergences dans leur appréciation, en témoigne la jurisprudence des instances européennes et des juridictions françaises.

La forclusion par tolérance consiste à priver tout titulaire de droits antérieurs de la possibilité d’engager une action en contrefaçon contre l’usage d’une marque postérieure ou de demander sa nullité lorsqu’il a toléré celle-ci pendant plus de cinq ans. Ce mécanisme procédural sanctionne la passivité du titulaire d’une marque antérieure et permet d’éviter qu’une marque postérieure, utilisée de façon honnête et cohabitant paisiblement depuis des années avec d’autres droits, ne soit tout d’un coup remise en cause. Il permet de sauvegarder la sécurité juridique et de préserver une stabilité des opérateurs économiques.

La Cour de Justice de l’Union Européenne l’a rappelé dans son arrêt du 22 septembre 2011 (C-482/09), la forclusion par tolérance suppose la réunion de quatre conditions cumulatives :

  • La marque postérieure en cause doit être enregistrée dans l’Etat membre concerné ;
  • Le dépôt de la marque postérieure doit avoir été fait de bonne foi ;
  • La marque postérieure doit être exploitée par son titulaire et dans l’Etat membre où elle est enregistrée ;
  • Le titulaire de la marque antérieure doit avoir eu connaissance de l’enregistrement de la marque postérieure et de l’usage de celle-ci.

Cette dernière condition est appréciée différemment selon qu’on se trouve devant les instances européennes ou les juridictions françaises. 

Divergence en matière de preuve de la connaissance du titulaire de la marque antérieure

En matière de preuve de la connaissance du titulaire de la marque antérieure, la divergence d’appréciation est fondamentale : le juge européen exigera que soit apportée la preuve de l’existence d’une connaissance effective, là où le juge français se base sur des probabilités selon un raisonnement par faisceau d’indices.

En France, la démonstration de la connaissance effective du titulaire de la marque antérieure n’est pas exigée. La preuve d’une connaissance potentielle et probable suffit. Pour ce faire, le juge se base sur un faisceau d’indices dont il peut déduire, avec un degré de certitude suffisant, que le titulaire de la marque antérieure était en position de connaître l’enregistrement et l’usage de la marque postérieure.

Ainsi, par exemple, dans son arrêt Sté School Pack c/ Stés Holdman et Sonat du 11 janvier 2023, la Cour d’Appel de Paris a considéré que le Groupe Hamelin, leader dans le marché des fournitures scolaires avec sa marque OXFORD, ne pouvait pas ignorer la commercialisation de trousses et cartables sous la marque identique OXFORD, et d’autant qu’il avait eu par le passé une relation commerciale (licence) avec la société School Pack titulaire de la marque postérieure en cause.

Ainsi, la part de marché du titulaire de la marque antérieure, sa relation préexistante avec le titulaire de la marque postérieure, le secteur d’activité ou encore les types de points de vente concernés sont pris en compte par le juge français pour établir s’il existe de fortes présomptions qu’il y avait probablement connaissance de l’usage de la marque postérieure.

Les instances de l’Union européenne adoptent, quant à elle, une position beaucoup plus stricte en la matière. Le titulaire de la marque postérieure doit apporter la preuve d’une connaissance réelle et effective de l’usage de sa marque, rendant la démonstration de la forclusion par tolérance plus ardue.

Ainsi, sur les quarante-neuf décisions rendues par les instances européennes depuis 2019, seules deux décisions (décisions n°19 164 C et n°19 163 C de la division d’annulation) ont retenu la forclusion par tolérance. Dans les faits, ce sont des documents prouvant la participation aux mêmes foires professionnelles, les mêmes années (factures, photographies, articles de presse, proximité des noms dans la liste des participants établie par l’organisateur de l’évènement etc.) qui ont permis d’établir que le titulaire des droits antérieurs avait connaissance de la marque contestée depuis plus de cinq ans.

Dans les dernières décisions rendues par les instances européennes, la forclusion n’a pas été retenue faute de preuves suffisantes (par exemple : défaut de preuves datées, de preuves d’usage de la marque postérieure pendant cinq années consécutives, de preuves démontrant des interactions entre les parties, ou fourniture de preuves portant sur un territoire extérieur à l’Union européenne ou portant des dates hors période de référence). Ainsi, celui qui se prévaut de la forclusion par tolérance devant les instances européenne doit veiller à soumettre un dossier de preuves le plus complet possible.

Divergence concernant le point de départ de la forclusion par tolérance 

Le point de départ de la forclusion par tolérance est également différent selon les juridictions sollicitées.

Tout d‘abord, il est rappelé que le délai de cinq ans est en principe calculé à partir de la date à laquelle le titulaire de la marque antérieure a eu connaissance pour la première fois de l’usage de la marque postérieure. Cependant, il existe une divergence entre les juridictions françaises et européennes quant à la date la plus ancienne pouvant constituer le point de départ pour le calcul de la période de cinq années.

Pour le juge et l’examinateur européens, il s’agit de la date d’enregistrement de la marque postérieure (décision n°R1299/2007-2 de la seconde chambre des recours de l’OHMI du 21 octobre 2008). De fait, tout comme pour le délai d’obligation d’usage, il est considéré que l’usage à titre de marque commence à compter de la date d’enregistrement de la marque en cause. Cette règle peut sembler logique étant rappelée qu’une des conditions de la forclusion par tolérance est l’enregistrement de la marque postérieure.

Le juge français considère, au contraire, que le délai de cinq ans peut débuter à compter de la publication de la demande de marque postérieure (sous réserve que celle-ci soit ensuite enregistrée).

De fait, dans un arrêt de la Cour d’Appel de Paris du 14 janvier 2022 (n°20/05019), la Cour a rappelé que la publication de la demande de marque a pour objectif de porter celle-ci à la connaissance des tiers. Le titulaire de la marque antérieure est donc en mesure d’avoir connaissance de la marque postérieure dès sa publication au BOPI.

En l’espèce, la société FREE assigne la société FREE-SBE en contrefaçon de ses marques moins de cinq ans après l’enregistrement de sa marque postérieure estimant alors qu’il se trouvait recevable à agir. Or, en l’occurrence, cette assignation intervenait plus de cinq ans après la publication de la demande d’enregistrement de la marque postérieure. Ainsi, la Cour a considéré, au contraire, que le délai de cinq ans était bien expiré. Le point de départ du délai n’est donc pas la date d’enregistrement de la marque postérieure mais « la date à laquelle le titulaire de la marque antérieure acquiert la connaissance de l’usage de la marque postérieure et la possibilité de ne pas la tolérer et de s’y opposer. » En d’autres termes, en France, le délai de cinq ans peut, au plus tôt, courir dès que le titulaire de la marque antérieure a la possibilité de contester cette marque, soit à partir de la publication de la demande d’enregistrement ouvrant droit à l’opposition, sous réserve bien sûr que celui-ci en avait connaissance à cette date.

***

Anticiper le risque de forclusion

Ainsi, en dépit des grandes similitudes entre les dispositions communautaires et françaises, il convient de rester vigilant quant à leur application par les juridictions respectives, cette dernière pouvant emporter des conséquences importantes sur la recevabilité d’une action en contrefaçon ou en nullité.

Par ailleurs, la connaissance d’une marque postérieure ne pouvant être que potentielle devant les juridictions françaises, il est recommandé de mettre en place une surveillance de marques afin de réagir préalablement à tout enregistrement et usage et ainsi anticiper le risque de forclusion.

Sigolène Pellet, Conseil en Propriété Industrielle – Marques, Dessins et Modèles, Novagraaf, France.

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