"sanofi.sucks" : illustration d’un détournement de la liberté d’expression

Par Sigolène Pellet,

Loin d’être absolu, le monopôle conféré par la marque voit ses effets cesser lorsque son usage par un tiers sort de la sphère commerciale. En effet, lorsqu’une marque est critiquée, parodiée ou encore utilisée à des fins informatives, il n’y a pas d’atteinte à sa fonction d’identification d’origine. Le consommateur est censé savoir que l’auteur de la critique ou de la parodie n’est pas le titulaire de la marque lui-même.

La décision du centre d’arbitrage et de médiation de l’Organisation Mondiale de la Propriété Intellectuelle (OMPI) ordonnant le transfert du nom de domaine <sanofi.sucks> à la société Sanofi, est l’occasion de préciser les contours de cette règle, à la lumière des principes directeurs UDRP (Uniform Domain-Name Dispute-Resolution Policy) régissant les noms de domaine.

Depuis leur entrée sur le marché, les nouvelles extensions constituées de termes génériques (pour rappel, il s’agit de termes utilisés à la place du « .com » ou du « .fr ») inquiètent les titulaires de marque qui y voient une nouvelle source de conflits. Une nouvelle extension pose plus particulièrement problème, le «.sucks » (« ça craint » en anglais). En effet, une fois qu’il est apposé à côté d’une marque, le nom de domaine dans son ensemble forme une évidente critique de la marque en question. Réserver et utiliser un tel nom de domaine reviendraient a priori à exercer sa liberté d’expression et ne sauraient dès lors être empêchés par le titulaire de la marque reproduite. 

Plusieurs nom de domaine ayant pour radical une marque de renommée et pour extension le «.sucks » sont réservés et notamment le nom de domaine <sanofi.sucks> le 15 octobre 2020. Ce dernier héberge un site Internet contenant des informations et des commentaires sur Sanofi, ainsi que des liens vers d’autres pages Internet. Jusqu’ici, l’usage en question semble effectivement tout à fait licite et légitime. Ceci étant, les avis ne sont ni signés, ni datés. Se pose alors le problème de leur véracité et de leur source, car si la liberté d’expression permet de critiquer une marque, elle n’autorise pas le dénigrement, ni la diffamation.

Sanofi dépose le 27 octobre 2020 une plainte UDRP et soutient que la reprise du terme SANOFI à l’identique créée un risque de confusion entre le nom de domaine litigieux et ses droits antérieurs et que la publication de critiques non vérifiables, fausses et trompeuses ne sauraient être qualifiée d’usage légitime non commercial et de bonne foi. Cette pratique constituerait au contraire un détournement de la liberté d’expression pour justifier la réservation de ce nom de domaine et profiter indûment de la renommée de Sanofi.

Selon le titulaire du nom de domaine litigieux, il ne saurait y avoir un risque de confusion dans la mesure où l’extension «.sucks », de par sa signification, montre clairement que le site internet hébergé n’est pas lié au titulaire de la marque reproduite ; on comprend, dès sa lecture, qu’il est destiné à la critiquer. Il ajoute que le fait de permettre à des utilisateurs indépendants d’exercer leur liberté d’expression constitue un intérêt légitime au regard du nom de domaine litigieux et traduit sa bonne foi.

Or, non convaincu par les arguments du défendeur, le centre d’arbitrage et de médiation de l’OMPI tranche en faveur de Sanofi dans sa décision du 11 février 2021. Il reconnait, tout d’abord, que la seule reprise à l’identique du signe SANOFI caractérise un risque de confusion entre le nom de domaine litigieux et les marques SANOFI. La présence de l’extension «.sucks » et sa signification ne sont pas pris en compte dans l’appréciation du risque de confusion.

Pour caractériser le défaut d’intérêt légitime et la mauvaise foi, le panel d’experts de l’OMPI relève plusieurs éléments : le titulaire du nom de domaine litigieux n’est l’auteur d’aucune critique qu’il héberge sur son site internet. Il n’exerce donc pas lui-même sa liberté d’expression. En outre, il ne parvient pas à prouver la véracité des critiques publiées sur son site lorsqu’elle est remise en cause par Sanofi dans sa plainte. Et surtout, le nom de domaine a été en parallèle proposé à la vente. Or, la mise en vente d’un nom de domaine reproduisant une marque de renommée comme SANOFI, alors qu’il serait dédié à la liberté d’expression, caractérise la mauvaise foi de son titulaire.

Selon le panel d’expert de l’OMPI, la création d’une plateforme dédiée à la critique serait en réalité un prétexte laissant croire que la réservation et l’usage de ce nom de domaine seraient légitimes et de bonne foi, tandis que l’intention réelle de son réservataire est de faire du profit au moment de la vente de ce dernier.

En réalité, si cette décision vient rappeler les contours de l’usage licite d’une marque déposée, elle vient surtout dénoncer une pratique commerciale très agressive qui consiste à alerter les titulaires de marque sur le risque que représente une telle extension en la mettant en scène par l’utilisation d’avis à la véracité douteuse. Le réservataire met en place ce type de site internet sous couvert de la liberté d’expression afin de dissuader le titulaire de la marque concernée de déposer une plainte UDRP, tout en laissant le nom de domaine à vendre, pour inciter les ayants droits à le réserver.

En définitive, il ne s’agit pas là de censurer la liberté d’expression en tant que telle. Il est toujours possible de critiquer une marque – les forums et autres comptes Instagram Balance ta Start-Up en sont la preuve. Nous nous rappelons également de l’affaire portant sur le nom de domaine <jeboycottedanone.com> qui avait été validé en appel au nom de la liberté d’expression. La critique doit être cependant authentique et non commerciale. Elle ne doit pas être un prétexte pour du cybersquatting, une activité commerciale ou du dénigrement. Dans le présent cas, l’usage que condamne le panel n’est autre qu’un usage ayant un but commercial.

Du reste, ce type de pratique commerciale fait encore débat. Les premières décisions en la matière, rendues par le centre d’arbitrage tchèque, étaient d’ailleurs contradictoires et de nombreux autres litiges sont encore en attente de décision. Cependant, au vu des dernières décisions (<tetrapak.sucks>, <bioderma.sucks, <lockheedmartin.sucks>, <cargotec.sucks> etc.), la tendance semble aller dans le sens du titulaire de la marque reproduite, mettant ainsi un peu d’ordre, de façon rapide (moins de 6 mois de procédure) et de surcroît peu coûteuse, dans cette cyberjungle que constitue l’Internet.

Sigolène Pellet, Juriste en Propriété Industrielle en Marques, Dessins et Modèles, Novagraaf France

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